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TROUVER LA MAISON DE SES RÊVES | STÉPHANIE BOULAY

Dernière mise à jour : 29 août 2023

RECULER DU MONDE

LIGNE 03 | QUELQUES LIGNES | HIVER 2020

Texte | Stéphanie Boulay [Collaboration spéciale]

Illustration | Atelier CHACHACHA

 
 

J’ai eu la chance de trouver la maison de mes rêves en octobre 2019.


Elle donne sur un pâturage à l’arrière et sur les côtés, et on trouve un saule pleureur et un chêne à l’avant. Elle est entourée d’arbres à fruits. Elle est vieille et possède une âme sans caprice ; elle a appartenu à un vieux peintre.

Cette maison ne devait être que des vacances à la campagne, qu’un refuge à l’abri de mon métier et de ma ville que, je crois, je n’ai finalement jamais vraiment aimée. J’ai habité la métropole en la fuyant tout à la fois, en la fuyant à l’intérieur de ses murs, dans la gastronomie et l’alcool, dans le luxe et le travail. Gorgée de ses trésors, je ne sentais plus qu’elle me remplissait aussi de petits vides, de doutes et de détresses. Je vivais jour après jour le cœur affolé dans la poitrine, moi qui, enfant, courais dans les vallons, cordais du bois de chauffage, pêchais la truite, chassais l’orignal et cueillais des noisettes en me piquant les doigts jusqu’au sang.

La radio de la voiture était ouverte le 12 mars 2020. Mon amoureux et moi, on s’en allait passer deux jours à la maison de campagne avant de recommencer une enfilade de spectacles aux quatre coins de la carte. Mais la radio a dit que c’était fini. Alors, on n’est plus jamais repartis de notre refuge. Pendant des mois, on s’est refait une vie, avec rien d’autre à faire qu’élever les enfants et nous demander comment on avait envie de le faire.

Dans toute cette lumière, j’ai sombré dans une profonde noirceur. Je n’ai pas joué une note. Je n’ai pas écrit une ligne. Je me suis assise dans la serre et je me suis demandé ce que j’avais envie de créer avec ma déprime et ma solitude. Alors, j’ai semé des graines pas plus grosses que des têtes d’épingle, et ces graines sont devenues un jardin verdoyant, aux plantes enracinées si profondément qu’il m’a fallu les déterrer avec des outils à la fin de l’été. J’ai appris à comprendre le langage des abeilles, de la terre, des animaux et des saisons. J’ai aussi appris la vérité sur mon métier. Je souffre peut-être encore plus qu’avant, parce qu’en se reculant du monde, on le voit plus clairement, on le sent encore mieux vibrer. Et ce retrait, même s’il nous fait apprécier ce qu’on possède, rend aussi nos privilèges impossibles à supporter. Pour moi, du moins.


Mais je me sens au-dedans de moi et non plus au-dehors. Je me vois maintenant telle que je suis : belle et laide, généreuse et égoïste, libre et captive, amie autant qu’ennemie de moi-même.


Mais cette amie-ennemie, elle me dit la vérité. Je ne repartirai plus d’ici, de cette maison qui m’apprend à me connaître et à connaître le monde. Je ne retournerai pas à la ville.


J’ai trop à comprendre.

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