VOYAGE À MAMANEK
LIGNE 07 | QUELQUES LIGNES | HIVER 2022
Texte | Lorène Copinet
Collage | Guillaume Bougie Riopel
Lorène Copinet est rédactrice dans le domaine du design. Fidèle collaboratrice de Ligne depuis deux ans, elle nous propose pour la première fois un court texte de fiction, Voyage à Mamanek, où elle nous fait découvrir, à travers les yeux de Jeanne, une île rêvée où l’écoresponsabilité serait reine, parce qu’elle considère que le monde mérite qu’on explore de nouvelles possibilités, entre autres en racontant de meilleures histoires.
Ils avaient pris du retard. Le bateau avait fait une escale pour éviter l’ouragan de catégorie 4 qui sévissait en pleine mer. Jeanne avait profité de ces quelques jours de répit de ses nausées pour relire ses notes sur la conférence qu’elle s’apprêtait à donner. Leur arrivée sur l’île de Mamanek était prévue dans deux jours.
Un livre qu’elle avait consulté sur le bateau racontait que l’île avait été inhabitée pendant plusieurs décennies après que sa population avait été décimée au complet par une zoonose. L’île s’était ensuite repeuplée tranquillement au courant des années 1970, et construite de nouveau en s’inspirant de la philosophie écoféministe et des travaux d’écodesign de Victor Papanek. Apprenant des erreurs du passé, ses habitants avaient redessiné les grands axes de circulation du pays autour de la faune animale, respectant les parcours de migrations et remettant au cœur du design urbain la relation avec la nature.
Cela faisait plus de trois ans qu’elle attendait de pouvoir poser le pied sur cette île mythique. Mamanek avait la particularité de recevoir un nombre limité de touristes par année, afin d’accueillir le plus chaleureusement possible chacun d’entre eux dans le respect de ce que les infrastructures et l’agriculture locale pouvaient soutenir. Il fallait s’armer de patience pour avoir la chance de visiter ce lieu unique. Le droit d’y entrer n’était pas réservé à une élite financière, mais à ceux qui avaient à cœur de contribuer à enrichir l’île en partageant un savoir-faire, une pièce d’art, des techniques artisanales, etc.
Jeanne apportait avec elle dans le bateau le fruit de ses dernières années de recherches sur un design de climatisation en terre cuite servant à rafraichir de manière soutenable des étés de plus en plus chauds. À défaut d’intéresser les investisseurs de son pays, qui voyaient d’un œil douteux l’usage de matériaux naturels comme la terre, considérée trop instable selon eux – ce qu’elle trouvait assez ironique —, elle savait qu’à Mamanek son travail serait apprécié.
Elle avait choisi d’y venir en cette période de l’année pour participer à sa célèbre biennale de design. Philippe Madec, Francis Kéré et Lucas Munoz, qu’elle avait croisés sur le bateau, seraient là. Elle se rappelait les photos de l’édition de l’année précédente, avec ses gigantesques pavillons en mycélium, et cette année, c’était l’algue qui serait à l’honneur. Pendant une semaine, de nouvelles formes, de nouvelles façons d’habiter l’espace animeraient l’île et seraient compostées à la fin du festival. Plus qu’une sélection de pièces de mobilier, cet évènement était une expérience qui proposait à chaque édition un nouveau rapport au matériel. La conception de l’objet allait au-delà de ses formes et les designers y interrogeaient son usage. L’important, ce n’était pas le canapé, l’assiette ou le luminaire qu’on y présentait, mais surtout la conversation qui s’y déroulait, le repas qui y était servi ou encore la pertinence de ce qu’on éclairait. Elle avait entendu dire que les habitants de Mamanek avaient un rapport bien différent à la propriété. La terre appartenait à tous ceux qui prenaient soin d’elle. S’approprier des terres ou des habitations était aussi saugrenu pour eux que s’approprier l’air.
Si une partie d’elle partageait ces valeurs, une autre ne pouvait s’empêcher de les trouver irréalistes. C’est comme si son cerveau n’était pas programmé pour penser en dehors de la vision économique et sociale qui avait conditionné toute sa vie. Tout autre système que le sien – aussi destructeur pouvait-il être – lui semblait sectaire ou dictatorial. Elle réalisait sa limite à imaginer une autre façon d’être au monde, plus vertueuse et en harmonie avec son environnement. Et tandis que l’île se dévoilait doucement à l’horizon, elle sentait combien ses repères allaient être bouleversés.
Ce territoire naturo-futuriste, à la fois autonome mais connecté, lui semblait un mythe, mais lorsqu’elle mit enfin le pied sur Mamanek, après un mois de traversée, elle put confirmer ce qu’elle avait lu et entendu à son sujet. Tout y était différent de ce qu’elle avait connu. La qualité de l’air, l’énergie des gens, la beauté de la nature et du bâti était partout. Sous ses yeux se dressait une gigantesque résille de bois aux lignes sinueuses comme une vague. Canevas d’une architecture vivante, les colonnes de ce pavillon d’accueil n’étaient nul autre que de vrais troncs d’arbre centenaires, nid d’une faune et d’une flore luxuriante. À l’image de bonsaïs géants, une partie des branches de ces immenses arbres avait été tissée et défoliée. Et dans certaines trouées de cet ouvrage de bois hors du commun, des algues séchées étaient tendues comme du cuir. Le soleil jouait au travers, peignant des lueurs proches des aurores boréales, tandis que le vent sifflait dans les autres brèches mises à nu comme dans des coquillages. Les yeux rivés sur cette voûte végétale, elle n’arrivait pas à détourner son regard, comme une enfant tombée dans le trou d’un kaléidoscope.
Suivant la foule qui se dirigeait vers le pavillon d’accueil, elle fut éblouie par les murs en pisé incandescents sous les rayons du soleil. Avec ses strates de terre de différentes couleurs, allant du rose saumoné, au beige, en passant par le jaune ocre et l’orangé, le bâtiment se fondait littéralement avec le paysage. En entrant dans l’édifice en terre crue, tous ses sens furent stimulés – par la lumière jaillissant des trous du dôme central qui donnait une impression de voûte étoilée, même de jour, et par les murs de terre crue dont émanaient une chaleur et une atmosphère incomparable; la qualité acoustique était surprenante au cœur d’un lieu si grandiose, comme si les murs écoutaient et buvaient toutes paroles. Et alors, aussi étrangère fût-elle, un bien-être rare lui donna soudainement l’impression d’être chez elle sur cette île où l’essentiel rencontrait la beauté.
LORÈNE COPINET
Lorène Copinet est rédactrice dans le domaine du design. Fidèle collaboratrice de Ligne depuis 2020, elle sait raconter de sa plume délicate les objets d’architecture et de design avec justesse, générosité et poésie. Elle explore également d’autres formes d’écriture, plus personnelles -- comme par exempleVoyage à Mamanek, premier texte de fiction qu’elle nous proposait.
Sur Instagram @lorene.redac.design
Sur Facebook @lorenecopinet.redaction
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GUILLAUME BOUGIE RIOPEL
Diplômé de l’UQAM en communication, Guillaume Bougie Riopel fait des collages qui parlent, justement. Par-delà leur forme vibrante, colorée et graphique, dans le fond, ses œuvres sont tendres, intelligentes et imparfaitement humaines. Elles parlent de nos obsessions modernes, parfois fort, parfois avec douceur, offrent souvent un point de vue critique, usant savamment d’humour, d’ironie et d’autodérision.
Sur Instagram @badetbougie
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